Les origines de l'oncologie moderne et de l'immunothérapie

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Les origines de l'oncologie moderne et de l'immunothérapie

 

L'immunothérapie adoptive

Les bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki avaient suscité un mouvement international de stupéfaction et de peur. La publication régulière, dans les années d’après-guerre, des conséquences immédiates, secondaires et retardées de l’irradiation joua certainement un rôle essentiel dans cette terreur générale. Outre les effets mécaniques et thermiques de l’explosion, l’effet à moyen et long terme des radiations, bien que plus insidieux, fut largement publié et soutint l’intérêt. On avait décrit de curieux états d’aplasie médullaire, de défaillances viscérales, d’anémie débilitante, de thrombopénie, de susceptibilité aux maladies infectieuses, et plus tard, une élévation considérable des cas de leucémies lymphoïdes (jusque là très rares au Japon). Les médecins s’étaient surtout intéressés aux aplasies médullaires. On décrivait, sur le terrain, des aplasies radio-induites irréversibles parce que les doses reçues avaient détruit, en plus de quelques tissus sensibles comme la muqueuse intestinale et le tissu pulmonaire, la totalité des réserves de cellules souches hématopoïétiques et la fragile organisation en réseau du récepteur médullaire. Chez d’autres sujets, on voyait des situations de réparation trop lentes pour permettre à celle-ci d’être complète, tant les risques de complications étaient alors élevés. Chez d’autres enfin, une réparation régulière laissait supposer une préservation des zones médullaires lors de l’irradiation.
L’Agence atomique internationale d’énergie atomique de Vienne (AIEA) se proposait, à l’aide de subventions versées à des laboratoires de recherche, d’encourager les études sur la restauration du sang après irradiation totale ; elle accorda une aide financière à Georges Mathé pour développer un laboratoire consacré à ce sujet, ce qui l’amena à collaborer notamment avec l’Anglais John Loutit et le Hollandais Dirk Van Bekkum qui, travaillant exclusivement sur des animaux de laboratoires, s’intéressaient aux recherches à la fois expérimentales et cliniques, qu’il effectuait à Paris.
En effet, la recherche fondamentale ne s’intéresse pas exclusivement à des sujets théoriques et abstraits ; elle peut s’inspirer de problèmes concrets. S’il était légitime de penser que les irradiations corporelles totales d’origine militaire deviendraient plus improbables, les accidents de laboratoire concernés par les problèmes de l’Energétique ou par l’utilisation à des fins civiles et pacifiques des irradiations risquaient à l’inverse de se multiplier.
En 1949, Leon Orris Jacobson et Egon Lorenz avaient montré, aux Etats-Unis, que l’injection par voie intraveineuse d’extraits de moelle osseuse de souris d’une lignée D (donneuses) à une lignée R (receveuses) soumises à une irradiation létale activait chez ces dernières la restauration de la moelle osseuse, ce qui les empêchait de mourir. Ils pensaient avoir découvert un facteur humoral venu des souris donneuses qui potentialisait la multiplication des précurseurs sanguins de la moelle osseuse appartenant aux souris receveuses. Or, John Loutit et Dirk Van Bekkum démontrèrent qu’on pouvait remplacer ce facteur de réparation par les cellules de moelle osseuse. Plutôt qu’un hypothétique facteur de stimulation de la prolifération de quelques cellules souches épargnées par l’irradiation, il s’agissait en fait de la greffe des cellules injectées qui se multipliaient et se différenciaient au point de reconstituer à terme les fonctions de la moelle osseuse détruite. De plus, cette greffe était obtenue avec la transfusion de cellules autologues (du même animal), isogéniques (de la même lignée), allogéniques (d’une autre lignée de souris que celle des receveurs), voire hétérogéniques (par exemple des cellules de rats transfusées à des souris). Dans tous les cas, on assistait à la réparation rapidement progressive des fonctions de la moëlle et, dans le même temps, à sa repopulation.
Cependant la greffe de cellules allogéniques provoquait chez le receveur une réaction immunologique des lymphocytes du donneur dirigée contre les cellules et tous les tissus du receveur qui développait une maladie d’intensité variable, mais généralement mortelle, caractérisée par un syndrome complexe associant des troubles digestifs, cutanés, cardiaques, respiratoires, hématologiques et immunologiques, rassemblés dans ce qui fut décrit sous le nom de Réaction du Greffon contre l’Hôte (Graft Versus Host disease ou GVH). On pouvait se demander si cette réaction pourrait éventuellement concerner les cellules tumorales dont on savait à l’époque qu’elles pouvaient être détruites par des chocs immunologiques aussi puissants que non spécifiques. Effectivement, il fut alors montré que la réaction du greffon contre l’hôte (GVH) s’accompagnait d’une réaction du greffon contre les cellules leucémiques (GVL) ou tumorales (GVT).
Dans la seconde moitié des années 50, Georges Mathé s’engagea donc dans la recherche sur les greffes de moelle pour lutter contre la leucémie. Parmi les questions en suspens, chez un malade leucémique déjà traité par chimiothérapie, se posaient notamment celles des modalités du choix du meilleur donneur, des choix de dosage de l’irradiation préalable, et de l’intensité de la GVH et de la GVL.
Mathé commença par comparer les conditions d’application chez l’homme des résultats acquis chez l’animal, comparant les dosimétries chez la souris et chez l’homme et étudiant le rôle des transfusions de sang préalables aux greffes de moëlle osseuse qui, ayant introduit des cellules de moëlle matures allogéniques dans l’organisme, avaient pu induire des réactions conservées dans la mémoire de l’organisme et pouvaient donc activer des réponses à l’intensité inattendue et peu contrôlable.
Il tenta de définir, préalablement à toute tentative de greffe, le choix du meilleur donneur, à une époque où le phénotypage complet des cellules du donneur n’était pas connu. C’est ainsi qu’il découvrit qu’après injection d’un pool de cellules médullaires provenant de donneurs non apparentés, le receveur privilégiait la greffe d’un seul donneur, le plus proche de lui, ce qui induisait la GVH la plus tolérable. Ce chimérisme, que Georges Mathé appela mixte, n’était pas connu et fut difficile à faire admettre aux autres chercheurs. Mais la controverse s’apaisa puisqu’en ce domaine, la caractérisation objective du meilleur donneur avançait rapidement, au-delà des simples greffes entre jumeaux.
A cette époque, le dogme du conditionnement nécessaire par une irradition corporelle totale à dose létale pour obtenir une greffe des cellules hématopoïétiques, n’était pas discuté. Cependant, ce conditionnement myélo-ablatif (provoquant une destruction totale et irréparable de la moelle osseuse, et donc de tous les éléments du sang disséminés dans tous les organes) induisait un état de déficit immunologique majeur qui venait compliquer les suites du traitement. C’est la raison pour laquelle Georges Mathé tenta d’obtenir la greffe de donneurs «compatibles ou peu incompatibles » après un moindre conditionnement (dose d’irradiation corporelle totale inférieure à la dose létale 100%), espérant que dans ces conditions, le GVH serait de moindre intensité, la GVL préservée et la déficience immunitaire post-greffe réduite. Les évènements le servirent en lui donnant l’occasion de réussir les premières greffes de moelle osseuse sur des êtres humains qui ne soient pas de vrais jumeaux.
A cette époque, on effectuait des greffes sur des animaux, mais peu de chercheurs osaient passer à l’homme, parce qu’on ne dominait pas l’immunologie. C’est lorsque Georges Mathé fut confronté aux irradiés yougoslaves qui n’avaient rien à perdre, qu’il osa sauter le pas. En effet, il fut contacté en octobre 1958 par le Docteur Pendic, médecin radiobiologiste travaillant à l’unité de radio contrôle du Centre Nucléaire de Vinca, près de Belgrade. Le réacteur du centre s’était soudain « emballé » et avait irradié six ingénieurs à des doses qui, d’après leur positions et distances respectives du réacteur, avaient sans doute été très élevées. La dosimétrie effectuée sur place situait leurs doses entre 800 et 1000 rems * d’irradiation totale. Pendic avait procédé à toutes les méthodes et techniques de stérilisation microbiologique et demandait si Mathé pouvait, soit venir à Belgrade, soit recevoir les malades à Paris. Il souhaitait que cette dernière solution soit possible afin de répéter la dosimétrie, dont Henri Jammet, radiobiologiste à l’Hôpital Curie, et spécialiste internationalement reconnu, voulait bien se charger. Mais ce dernier avait demandé que les malades entrent, non pas à l’Hôpital Saint Louis, dans le service du Professeur Jean Bernard dont Mathé était l’assistant, mais à l’Institut Curie où six chambres aseptiques pouvaient être préparées.
La dosimétrie d’Henri Jammet s’est avérée aussi pessimiste que celle qui avait été établie à Vinca, sauf pour un malade qui paraissait notablement moins atteint que les autres. Des experts américains ont repris l’ensemble de ces données dosimétriques sur un fantôme. Les doses qu’ils ont télexées correspondaient aux doses 100% létale sur l’un, 75% létales pour quatre et 30% létale pour le cinquième, le sixième étant déjà hors de danger. Les corrélations des diverses doses évaluées sur l’état clinique étaient plus proches de celles de Jammet que celles des deux autres estimations : elles étaient moins élevées que celles de Vinca et que celles de Paris et plus élevées que les américaines, quelque peu artificielles. Elles ont, en dernier lieu été établies à 800 rems pour celui qui était manifestement le plus irradié et qui est décédé peu après l’arrivée ; à 400 rems pour celui qui l’était le moins et à 600 rems pour les quatre autres.
Il fut donc décidé de laisser le sujet irradié à 400 rems restaurer sa moelle osseuse et son sang par ses propres cellules souches. La moelle se restaura, ce qui suggéra que cette dose était probablement idéale pour le conditionnement des transplantations d’organes. Cette dose d’irradiation servira à conditionner le premier patient qui recevra une greffe rénale d’un donneur incompatible réalisée par René Kuss.
Pour les quatre sujets irradiés à 600 rems, il se posait une angoissante question : soit ne rien faire et attendre un incertaine restauration médullaire, soit tenter une transfusion de moelle osseuse de donneurs non apparentés. Georges Mathé décida de jouer la carte du chimérisme mixte par greffe de moelle osseuse non compatible. Leur restauration fut mixte, venant du donneur et du receveur, et répondant à la notion de chimérisme partiel. Ils confirmèrent que celui-ci n’induisait pas de GVH notable, ni de séquelles hématologiques.
Ces premiers essais, conséquence fortuite d’un accident responsable d’un état d’aplasie médullaire associé à un état d’insuffisance immunitaire, avaient laissé les patients exposés à des risques infectieux majeurs, d’abord pendant la période d’expectative initiale, puis pendant la période de surveillance clinique, enfin après la transfusion de moelle osseuse en attendant la prise et l’émergence du greffon. D’où la nécessité de les protéger jusqu’à complète restauration hématologique en présumant que, si la greffe de moelle devenait un traitement de référence, il faudrait également compter avec la GVH pour aggraver le risque microbiologique, bactérien et viral.

C’est ainsi que naquit et se développa le concept d’environnement aseptique pour les malades, puis d’unités spécifiques dans lesquelles, toutes les précautions étaient prises pour réduire de façon drastique le risque de diffusion de germes extérieurs aux patients. Georges Mathé a fait construire, en 1964, à l’unité Fred-Siguier de l’hôpital Paul-Brousse, la première unité de ce type, à l’intérieur d’un service hospitalier. L’idée sera largement reprise plus tard pour isoler les patients atteints de leucémie en phase d’induction de la rémission par chimiothérapie, puis pour toutes les phases de chimiothérapie intensive dans nombre de pathologie malignes. Aux Etats-Unis, en soulignant son grand intérêt, James Holland lui donnera un caractère mythique.

 

 

Transplantations rénales

Georges Mathé avait travaillé au Centre Hayem dans le service de Jean Bernard, avec son collègue et ami Jean Dausset, sur la compatibilité entre le donneur et le receveur. Dausset lui avait confié qu’il avait mis en évidence chez certains malades poly-transfusés, la présence d’anticorps qui agglutinaient des globules blancs d’autres sujets et lui avait montré, au microscope, les réactions entre les globules des uns et les sérums des autres. Jean Dausset avait apporté la preuve, par ces anticorps transfusionnels, de l’existence de groupes de globules blancs, comme Karl Lansteiner avait révélé les groupes de globules rouges.
Ruggero Ceppellini, que Georges Mathé fit rencontrer à Jean Dausset, lui expliqua qu’ayant également constaté la présence d’anticorps-post transfusionnels, il avait observé que ces anticorps étaient, non seulement présents à la surface des éléments figurés du sang, mais aussi à la surface de toutes les cellules nucléées de l’organisme et que le champ d’exploration qui s’ouvrait allait se révéler considérable. Les conséquences bouleversèrent en effet les conceptions du soi et du non soi. Des dizaines de laboratoires s’emparèrent du sujet et Mathé fut l’un des premiers expérimentateurs à profiter des recherches menées dans ce champ pour ses travaux sur les greffes de moelle osseuse et ceux qu’il menait avec avec René Kuss, sur les transplantations de rein.
Georges Mathé avait acquis la certitude, au temps où il collaborait avec le Professeur Hamburger, que les techniques d’épuration extra-corporelles par dialyse péritonéale ou rein artificiel ne joueraient jamais qu’un rôle transitoire pour protéger les malades contre l’insuffisance rénale totale, et qu’une meilleure alternative serait une transplantation d’un rein. La dialyse serait ainsi réduite à la période d’attente nécessaire à l’affinement du diagnostic, la recherche d’un donneur et la préparation de la greffe. C’est ce que Marcel Legrain et René Küss pensaient également de la dialyse péritonéale, dont ils étaient pourtant les experts, et c’est pourquoi ils demandèrent à Mathé d’agir en tant que consultant d’immunologie pour les transplantations rénales qu’ils entendaient faire. Il se trouvait qu’il avait quelque peu œuvré expérimentalement dans ce domaine avec Jimmy Dempster. Celui-ci lui avait fait part de son estime pour René Küss qui avait mis au point la technique et la pratique de l’intervention pour la première greffe de rein française, effectuée en 1952 avec le professeur Hamburger, pionnier de la néphrologie et de la réanimation médicale qui avait conçu le premier rein artificiel en 1955
Kuss, Legrain et Mathé demandèrent au radio-biologiste et radio-thérapeute Maurice Tubiana d’irradier le candidat à la transplantation, ce qu’il accepta de faire à la dose de 400 rems, dont on connaissait les effets grâce à la guérison spontanée du malade de Vinca censé l’avoir reçue. Küss communiqua la dose optimale de 400 rems à Jean Hamburger et Mathé la télégraphia à John Merrill et Joseph Murray qui, à Boston, se proposaient de greffer le rein d’un donneur apparenté.
Kuss, Legrain et Mathé eurent le privilège de disposer de deux patients ayant des donneurs volontaires ni apparentés, ni reliés génétiquement. Ils furent donc les premiers à réussir en 1960 et 1961 des greffes de donneurs non apparentés, Jean Hamburger avait effectué des greffes entre faux jumeaux en 1959, et travaillera sur l’immunosuppression pour réaliser en 1962, une greffe entre cousins.
René Kuss et Marcel Legrain, inséparables héros de la transplantation rénale, resteront amis avec Georges Mathé jusqu’à leur mort.
La presse s’empara du sujet des greffes de moelle et de rein et c’est ainsi que Georges Mathé fut propulsé dans la communication médiatique, ce qu’il accepta de bonne grâce, convaincu qu’il était de la nécessité pour la France de se reconnaitre dans ses savants comme elle se reconnaissait dans ses sportifs.

 

 

Greffe de moelle osseuse et leucémie

Au début des années 60, essentiellement dédiées aux questions posées par les transplantions d’organes, Georges Mathé consacra beaucoup de temps et d’effort à l’étude expérimentale de la réaction du greffon contre la leucémie (dite GVL), qu’il considérait comme la prochaine action à tenter en thérapeutique humaine.
Il avait démontré chez la souris que, si l’on injectait un greffon constitué par le mélange de moelle osseuse de plusieurs donneurs, le receveur choisissait biologiquement son donneur en termes d’histocompatibilité relative, ce qui aboutissait à l’équivalent d’un donneur non isogénique, mais apparenté.
On savait que le conditionnement était nécessaire pour permettre la prise du greffon, ne serait-ce que pour détruire les cellules médullaires du receveur, et laisser ainsi la place nécessaire au développement du greffon. Mais il était avéré qu’en dépit de son intensité, le conditionnement ne pouvait, en aucun cas, permettre la destruction de la dernière cellule leucémique et donc, à lui seul, augmenter le taux de guérison obtenu par les moyens thérapeutiques habituels. C'est-à-dire qu’à partir d’une dose d’irradiation corporelle totale, il n’y avait plus d’intérêt à l’accroître puisqu’il n’en découlerait aucun avantage thérapeutique. En effet, la greffe de moelle hétérologue chez l’animal porteur d’une leucémie greffée permettait d’accéder à des taux de guérison aussi élevés à cause du développement d’une réaction du greffon contre les cellules malignes résiduelles (GVL). C’est ce que Mathé appelait alors « immunothérapie adoptive », c'est-à-dire la façon dont le système immunitaire d’un malade peut être utilisé pour combattre la maladie. Dans les conditions expérimentales, la GVL variait en intensité avec les lignées de souris, donneur ou receveur, mais se montrait particulièrement efficace quand les souris de la lignée K36 recevaient des cellules médullaires de la lignée C57Bl 6.
Pour sortir du laboratoire et passer à la pratique clinique dans les meilleures conditions, il fallait pouvoir exploiter l’effet thérapeutique de la réaction du greffon contre la leucémie (GVL), tout en contrôlant la réaction du greffon contre l’hôte (GVH) qui posait des problèmes souvent insolubles à l’époque. Cette réaction se présente sous deux aspects cliniques, l’un aigu, l’autre chronique à partir du centième jour. La GVH aiguë apparaît précocément après l’injection du greffon et associe des réactions cutanées, hépatiques, digestives et respiratoires. Selon l’intensité des symptomes, la réaction est classée dans l’un des quatre grades de gravité croissante, chacun impliquant la mise en œuvre d’un traitement rapide et adapté. La GVH chronique associe essentiellement des troubles cutanés (aspect de peau cartonnée, épaissie, squameuse) et une thrombopénie persistante (baisse du taux des plaquettes).
Georges Mathé constata chez l’animal que l’administration d’agents cytotoxiques au décours de la transfusion du greffon permettait d’augmenter le nombre des guérisons par un effet cytotoxique exercé sur les cellules lymphoïdes du donneur ayant pour résultat un effet immuno-suppresseur. Pour obtenir ces effets sur les cellules lymphoides du donneur, il utilisa le Méthotrexate et la Cyclophosphamide. Un effet anti-GVH était obtenu, ainsi qu’un discret effet anti-leucémique.
Plusieurs parents dont les enfants étaient atteints de leucémie aiguë lymphoïde, d’emblée ou secondairement résistante à la chimiothérapie, donc sans espoir d’amélioration par le traitement conventionnel, et qui avaient entendu parler des possibilités théoriques offertes par la greffe de moelle, demandèrent alors à Georges Mathé de les soumettre à ce traitement de la dernière chance. Nul n’avait un donneur apparenté et il fallait recourir à des donneurs étrangers. Tous présentèrent cependant une prise de la moelle osseuse, malheureusement rendue inutile et tragique par la réaction du greffon contre l’hôte qui s’ensuivit.
A l’époque, Georges Mathé retint de ces essais que si le traitement immunosuppresseur avait une utilité, il restait à terme, globalement incapable de contrôler la GVH induite par la prise d’un greffon allogénique. Pour progresser, il fallait raisonner et discuter chaque étape de la technique : depuis la dose d’irradiation du conditionnement, jusqu’au traitement immunosuppresseur par les cytotoxiques (moment optimal d’administration, combinaisons, dosages).
Les premiers échecs thérapeutiques conduisirent Georges Mathé à reprendre, dès le début des années 60, la méthode des donneurs multiples dont il avait démontré l’intérêt chez l’animal. Il se trouva que le receveur le plus demandeur pour cette méthode était un jeune médecin atteint d’une leucémie lymphoïde aiguë, mis en rémission par une puissante chimiothérapie. En 1963, Mathé put lui transplanter, après une irradiation corporelle totale de 800 rems, la moelle osseuse de six donneurs de sa famille génétique. On assista à une restauration médullaire par les cellules d’un seul donneur compatible ce que révéla la tolérance exclusive d’un greffon de peau de ce donneur. Il s’agissait, en fait, du phénomène de tolérance acquise, découvert par Peter Medawar, ce qui fut confirmé ultérieurement par l’étude du phénotype érythrocytaire. Mathé venait de démontrer que la leucémie pouvait être guérie.
Parmi les questions alors évoquées, il insista sur le problème du conditionnement. On savait, en effet, que la dose d’irradiation délivrée n’avait pas d’effet anti-leucémique par elle-même et n’avait donc comme but que de faciliter la tolérance du greffon et de permettre sa prise. Dans ces conditions, la dose optimale n’était pas nécessairement la dose maximale tolérée. Des doses plus élevées n’introduisaient-elles pas un facteur délètère en permettant une cyto-adoption élevée par le receveur et aboutissant de cette manière à optimiser la réaction du greffon contre l’hôte ?
Georges Mathé se tourna alors vers la réalisation de greffes de moelle sans cytoablation en injectant des lymphocytes du donneur pour induire une tolérance et en réalisant un conditionnement du receveur moins intensif. Cela permettait de réduire l’intensité de la GVH et de réactiver la réaction du greffon contre la leucémie. Cette technique, « acrobatique » à cette époque, deviendra plus efficace lorsque les modalités des traitements immuno-suppresseurs se diversifieront.
La destruction du plus grand nombre possible de cellules cancéreuses impliquant la destruction des cellules qui forment le sang, il fallait prévenir et traiter les problèmes créés par une telle destruction. Parmi les solutions, Georges Mathé a développé, avec Léon Schwarzenberg les transfusions de plaquettes et de globules blancs et les greffes de moelle osseuse. Il a également fait construire, dès 1964, des chambres rigoureusement stériles qui furent adoptées dans la plupart des hôpitaux du monde comme celles du Mont Sinaï à New York dont le Professeur James Holland était responsable.
Impressionné par le travail de Georges Mathé, des scientifiques américains lui avaient proposé dès 1959, de les rejoindre. Parmi ceux-ci, Joseph Ferrebee dirigeait
à Cooperstown un service doté de plusieurs assistants qui travaillaient sur la greffe de moelle osseuse. L’un de ces chercheurs, un Texan nommé Donall Thomas, ne semblait pas croire au chimérisme mixte mis au point par Mathé. Mais, ayant effectué une greffe de moelle entre vrais jumeaux, il s’associa à lui en 1959, pour publier avec Joseph Ferrebee un article sur la greffe de moelle osseuse chez l’homme.
Dans les années 60, le Professeur Mortimer Bortin sollicita Georges Mathé pour créer un Comité pour un Registre international de la greffe de moelle osseuse. Financé par des fonds américains, il se proposait de colliger les résultats des greffes réalisées par les équipes du monde entier (indications, circonstances de la réalisation, modalités de conditionnement, nature du greffon, traitement immuno-suppresseur, complications observées, prognostic). En rassemblant un certain nombre de malades dans ce groupe à une époque où la technique était encore incertaine, les médecins pouvaient valider définitivement, sur des résultats statistiquement interprétables, les indications et la technique. Ce qu’on recherchait par ce biais, n’était plus l’échec ou la réussite particulière, mais des courbes de survie dont on savait que l’horizontalisation serait la traduction d’un taux objectif de guérison de la maladie.
Une douzaine de chercheurs dont Bortin, Mathé, Rim, Santos et Van Bekkum, acceptèrent de communiquer leurs données au Registre, ce qui permit une coopération rentable au point de vue thérapeutique, dans le cas des leucémies aïgues lymphoïdes, et au point de vue scientifique, dans le cas de la leucémie myéloïde. Donall Thomas ne souhaitait pas coopérer au registre ; il quitta Cooperstown en 1963 pour aller travailler dans un service exclusivement consacré aux greffes de moelle osseuse à Seattle, où il se consacrera au développement de cette technique grâce à une importante machinerie économique et scientifique, ce qui lui vaudra le Prix Nobel en 1990.
Le partage des décisions difficiles, des risques d’échecs et des responsabilités avec les membres du Registre, permit à Georges Mathé de reprendre ses recherches expérimentales sur des conditionnements qui soient moins agressifs pour les malades que l’irradiation totale. Il n’obtint pas de très bons résultats dans les essais qu’il mena sur le conditionnement par des agents cytostatiques, mais George Santos fit mieux en s’y consacrant exclusivement à Baltimore où il ne disposait pas de la possibilité d’appliquer des irradiations corporelles totales. Qu’il s’agisse d’un conditionnement par irradiation corporelle totale ou par chimiothérapie cytostatique, le résultat recherché était le même : la destruction de la moelle osseuse du receveur. A ces deux modalités de traitement dites myélo-ablatives, on pouvait opposer une modalité non myélo-ablative.
Georges Mathé s’efforçait surtout de rendre les greffes possibles chez l’homme, notamment en réduisant au maximum la dose d’irradiation pour réduire l’intensité de la réaction la réaction du greffon contre l’hôte. Or ses collègues européens, non seulement confirmèrent le type de réparation décrit par Jacobson, mais également qu’elle avait lieu aussi bien avec de la moelle compatible qu’avec de la moelle incompatible et que, dans les deux cas, la restauration était due à des greffes de ces précurseurs hématopoïétiques.
Georges Mathé avait observé, chez les physiciens yougoslaves irradiés, qu’une dose intermédiaire avait permis d’obtenir un résultat stable sans conséquence immédiate dramatique. Il pouvait donc envisager d’appliquer un conditionnement par une irradiation à moindre dose suffisante pour permettre la prise du greffon et le développement d’un chimérisme mixte receveur-donneur, au moins transitoire avant l’installation d’un chimérisme donneur. Dans ces conditions, il serait peut-être possible de réduire l’intensité de la GVH, de préserver l’effet GVL, voire de renforcer celui-ci par des transfusions de lymphocytes du donneur dont l’indication serait définie par l’évolution du chimérisme. Cette stratégie lourde mais précise impliquerait sans doute un contrôle plus immédiat des agents cytotoxiques immuno-modulateurs.
Quelques objections s’élevèrent dans la communauté internationale, certains chercheurs avançant qu’un conditionnement par irradiation corporelle totale permettait la greffe de cellules souches hématopoïétiques et allogéniques, mais que si l’irradiation était réduite à une dose 50% létale, seules se greffaient les cellules isogéniques, ce qui réduisait les chances de succès thérapeutiques. Georges Mathé était d’accord avec ces remarques, mais fit observer qu’avec des doses intermédiaires, on observait, à un moindre risque, la greffe des cellules allogéniques aussi bien qu’isogéniques, et qu’un chimérisme mixte était observé dans les mêmes délais. Ce chimérisme mixte sera plus tard confirmé par Thomas Starzl qui le décrira, ainsi que d’autres chirurgiens, chez des sujets transplantés de foies allogéniques, puis par d’autres auteurs dont Andréani.
Avec l’arrivée du sérum anti-lymphocytaire (SAL), Georges Mathé pensa disposer d’un moyen spécifique pour contrôler les cellules lymphoïdes sans altérer la prolifération des cellules hématopoïétiques de la moelle. Chez la souris, il montra que ce sérum supprimait la GVH et préservait une GVL réduite par rapport aux conditions habituelles. Si des greffes avec chimérisme partiel étaient ainsi obtenues, en réduisant l’effet GVL, on s’éloignait peut être de l’objectif principal qui était la destruction de la dernière cellule.
Le greffon pouvait-il être en cause ? Chez l’animal comme chez l’homme, la moelle osseuse était prélevée sous anesthésie générale directement dans l’os (sternum et os iliaque). Un grand nombre de cellules immunocompétentes du donneur étaient donc prélevées avec les cellules souches hématopoïétiques recherchées. Or, depuis le milieu des années 60, on savait que ces cellules souches étaient présentes dans le sang à des concentrations faibles, mais que certaines manipulations médicamenteuses pouvaient les mobiliser. Elles pouvaient alors être prélevées par simple centrifugation et servir de greffons dont on pourrait mieux définir la qualité en connaissant la proportion de chacun des types cellulaires. Plusieurs équipes européennes confirmèrent que ces greffons permettaient d’obtenir une réparation hématologique dans des délais habituels quand la compatibilité donneur-receveur était respectée et qu’il existait un donneur disponible permettant de prendre la décision de la greffe.

 

 

L'immunothérapie active

Au début des années 60, Georges Mathé mit en chantier le concept d’immunothérapie active. On connaît le principe de prévention des affections virales et de certaines affections bactériennes par les vaccins, dont le but est d’informer le système immunitaire d’un individu de l’existence d’un antigène spécifique d’un virus ou d’une bactérie pour qu’il réagisse sans retard s’il rencontre cet agent infectieux. Au début du XXème siècle, Alexis Carrel avait démontré en laboratoire, qu’une suspension de corps bactériens tués pouvait prévenir la greffe ultérieure de cellules tumorales. Au début des années 60, l’efficacité d’une stimulation immunitaire antérieure à la greffe tumorale était démontrée chez la souris. L’adjuvant de Freund était connu pour ses fortes propriétés d’immuno-potentialisation (augmentation de la qualité de réponse immunologique anticorps et cellulaire) notamment à des antigènes faibles. Cependant les effets secondaires chez l’animal comme chez l’homme ne permettaient pas son utilisation en thérapeutique sous sa forme habituelle (corps myco-bactériens tués en suspension dans une émulsion d’huile minérale).
Préalablement à une éventuelle application à l’homme, Georges Mathé avait essayé, pour différents modèles de tumeurs greffées et avec diverses lignées de souris, de déterminer la modalité optimale de stimulation des défenses capables, après la chimiothérapie, de réduire le risque de récidive. Ne pouvant recourir à l’adjuvant de Freund pour réaliser cette stimulation, il lui avait substitué le bacille de Calmette et Guérin (BCG), suspension de myco-bactéries atténuées. C’est ainsi qu’il avait démontré que l’association de BCG et de cellules tumorales hétérologues irradiées permettait la meilleure prévention de la greffe de cellules leucémiques. Le modèle tumoral utilisé était celui de la greffe d’un nombre progressivement croissant de cellules leucémiques. On savait depuis Skipper que, dans le modèle de la L1210 (leucémie murine greffable particulièrement agressive), la greffe d’une seule cellule suffisait à reconstituer la totalité de la masse tumorale, celle-ci évoluant selon une courbe exponentielle avec un temps de doublement de douze heures. L’effet de prévention était mesuré selon le nombre minimum de cellules qu’il fallait injecter pour obtenir une greffe tumorale chez l’animal préalablement traité par diverses préparations immuno-stimulantes. Ce nombre variait, selon les études, entre 10 000 et 1 000 000, ce qui démontrait l’effet de stimulation de la préparation active contre une leucémie dont une seule cellule aurait sinon suffi à tuer l’animal. Or, ce nombre minimal était compatible avec celui qui, en clinique humaine, correspondait, par extrapolation, au nombre de cellules résiduelles chez un enfant en état de rémission complète après chimiothérapie.
La difficulté consistait à exploiter ces travaux en pathologie humaine puisqu’en effet, plusieurs paramètres s’imposaient : obtenir un état de rémission complète par chimiothérapie, réduire le plus possible le nombre de cellules leucémiques résiduelles, sans prolonger outre-mesure la durée de la chimiothérapie pour deux raisons : ne pas prendre le risque de sélectionner une sous-population cellulaire mutante et résistante, ne pas amoindrir les défenses cellulaires immunitaires par une chimiothérapie trop prolongée.
Georges Mathé proposa à une série de malades atteints de leucémie aiguë lymphoïde en rémission, une immunothérapie spécifique par des cellules leucémiques allogénéiques tuées par irradiation, combinée à une immunothérapie non spécifique par BCG vivant et atténué. Les résultats ne seront pas statistiquement concluants en raison des effectifs trop limités de cette première étude. Cependant, les essais qui seront menés ultérieurement par Robert Oldham au National Cancer Institute à Bethesda, en usant de cette même technique d’immuno-stimulation, montreront que les malades, soumis à cette forme d’immunothérapie active, présentent une amplification des réponses de l’immunité cellulaire. De son côté, Thomas Tursz trouvera, chez les malades soumis à l’immunothérapie active pendant de longues périodes, une augmentation marquée de l’expression des phénotypes HLA A17 et HLAB23, contrairement aux malades soumis à de longues chimiothérapies. Enfin, David Machover montrera, en 1976, qu’une immunothérapie active, secondaire à une courte chimiothérapie cyto-réductrice donne la même survie qu’une très longue et très intensive radio-chimiothérapie dite totale.
La stimulation spécifique des défenses immunitaires contre le cancer peut théoriquement s’adresser à d’autres cibles que les lymphocytes T. Les macrophages, les polynucléaires et les cellules dendritiques jouent un rôle essentiel dans la capture et l’analyse des antigènes circulant dans l’organisme qu’ils présentent ensuite aux lymphocytes. Informés de la nature de l’antigène présenté, ceux-ci répondent par une prolifération spécifique de lymphocytes B producteurs d’anticorps spécifiques ou de lymphocytes tueurs selon la nature de l’information transmise. Des tentatives de stimulation in vitro de l’activité macrophagique autologue suivie d’une réinjection avaient été réalisées ça et là sans succès thérapeutique évident.
D’autres domaines de recherche se dessinaient concernant les nombreuses fonctions des lymphocytes (lymphocytes tueurs naturels, lymphocytes suppresseurs, helpers etc.), des médiateurs (interleukines), la coopération inter-cellulaire s’exprimant par l’immuno-surveillance et la tolérance.
Georges Mathé avait rencontré Peter Medawar à plusieurs occasions, mais il se souvenait surtout de la plus douloureuse d’entre elles, au cours de laquelle Jaroslav Haseck (qui fut ensuite l’une des toutes premières victimes de l’occupation de Prague par les chars soviétiques) l’avait invité en même temps que lui, en 1968. Ils avaient discuté des mécanismes de la tolérance immunitaire. On devinait seulement, à cette époque, que le système immunitaire présentait deux modes de réactions possibles, opposées d’ailleurs : le rejet, responsable de l’élimination du « non-soi », et la tolérance, responsable de la non élimination du soi. Cette notion venait d’être confirmée par Jaroslav Hasek, qui avait observé que des greffes de peau d’une espèce animale, par exemple la Souris, pratiquées sur des rats nouveaux-nés étaient acceptées en tant que greffe, tandis que les mêmes greffons, appliqués à des adultes, étaient rejetés. Ce résultat fut confirmé par Peter Medawar chez la souris en situation allogénique : il constata une tolérance chez le nouveau-né des greffons de peau et un rejet du même greffon par les souris adultes.
Ce mécanisme naturel diffère de l’immuno-suppression. L’immuno-surveillance permet à l’individu de se maintenir dans un environnement où ses propres cellules macrophagiques captent et analysent d’énormes quantités d’antigènes extérieurs et du soi, et lui permet, par une réponse adaptée, de réagir spécifiquement contre les premiers et pas contre les autres. Quant à la tolérance, c’est un mécanisme complexe qui sera étudié dans les années 80 et 90, et dans lequel interviennent les macrophages et les cellules dendritiques, les organes lymphoïdes primaires (thymus et moelle osseuse), différents médiateurs diffusibles et toutes les classes de lymphocytes qui en sont les effecteurs. Le phénomène, maintenant bien compris, ouvre des perspectives thérapeutiques dans la tolérance des allo-greffes et la compréhension des pathologies auto-immunes.
Dans les années 80, Georges Mathé décrira, chez l’animal, une forme d’immunothérapie active particulière dite auto-réactive, basée sur l’induction et l’usage thérapeutique d’auto-anticorps. Quant à l’immunothérapie passive (usage d’anticorps dirigés contre un ou plusieurs des antigènes présentés par la cible), il y avait travaillé précocément avec un biochimiste vietnamien nommé Tran Bac Loc. Après avoir immunisé des rats contre une leucémie de souris, il avait fixé, sur les anticorps ainsi obtenus, une molécule de méthotrexate. Le complexe résultant conservait les propriétés cytotoxiques du Méthotrexate, mais démontrait une efficacité supérieure à celle de l’anticorps et du Méthotrexate administrés seuls.
Enfin, Georges Mathé établit également une collaboration solide avec Humea Humezawa, un chimiste organicien et moléculaire japonais qui avait produit plusieurs agents cancérostatiques. Passionné par l’immunothérapie des cancers, celui-ci a mis au point un immuno-stimulant, la bestatine, auquel Georges Mathé tentera vainement d’intéresser l’industrie pharmaceutique française.
On dispose aujourd’hui, pour l’immunothérapie passive, d’anticorps monoclonaux spécifiques. On parlera plus tard des thérapies à cible, l’immunothérapie passive étant aussi importante dans cette direction de recherche que la chimiothérapie. L’immunothérapie moderne, que Georges Mathé a grandement contribué à établir, permet de diriger des molécules spécifiques vers des cibles moléculaires spécifiques et de modifier in vitro des cellules souches destinées à lutter contre la maladie.

 

 

La chimiothérapie

Dans sa leçon inaugurale de janvier 1967, Georges Mathé avait rappelé qu’à l’origine historique de la chimiothérapie, se situait la constatation du médecin militaire Alexander que les marins du John Harvey, coulé à Bar Harbor alors qu’il portait 100 tonnes de gaz moutarde, perdaient leurs globules blancs. Les cancérologues avaient donc commencé à chercher des substances toxiques pour les cellules et en avaient étudié des milliers pour rechercher leur action anticancéreuse.
Si l’on connaît le rôle déterminant de Georges Mathé dans le développement de l’immunothérapie, on sait moins qu’il a également fait considérablement progresser la chimiothérapie pour mettre les malades en rémission, puis pour tenter de lutter contre les quelques cellules qui formaient la maladie résiduelle. Son travail aux côtés du Professeur Jean Bernard à l’hôpital Saint-Louis l’avait spécialisé dans les leucémies, mais il a aussi a introduit, en France, la chimiothérapie des tumeurs solides, son rôle s’inscrivant en droite ligne des techniques de criblage (screening) qu’il avait rapportées de son séjour au Memorial Sloan Kettering Cancer Center et de sa préoccupation globale d’amélioration du traitement médical du cancer par la mise au point de nouveaux médicaments prenant en compte les questions de résistance directe et croisée entre cytotoxiques d’une même famille.
Georges Mathé a joué un rôle essentiel dans le développement de plusieurs molécules importantes, parmi lesquelles l’acriflavine, la bestatine, l’ellipticine, l’oxaliplatine, la triptoréline et la vinorelbine. Il a également contribué de façon déterminante au développement de la poly-chimiothérapie et de la chrono-chimiothérapie.
Depuis le milieu des années 70, les dérivés du platine occupent une place majeure dans l’arsenal thérapeutique contre le cancer. C’est au cisplatine, le premier arrivé de cette famille, qu’on doit la guérison de la très grande majorité des malades atteints de tumeurs du testicule. Et depuis, bien d’autres indications ont été exploitées en dépit d’une toxicité propre, essentiellement neurologique retardée et rénale, cumulative mais souvent régressive.
Joseph Burchenal avait observé que les complexes de platine cisplatine et carboplatine, non seulement induisaient des résistances propres sur les cellules cancéreuses après exposition chronique, mais aussi des résistances croisées entre les deux produits. Il avait également découvert qu’un complexe de platine à la structure partiellement cyclique, le malonato-platine, n’était pas concerné par cette résistance. Vers la fin des années 70, il avait demandé à Georges Mathé de participer avec lui à l’étude de ce composé singulier du platine, dit de deuxième génération, comportant un groupement appelé diamino-cyclo-hexane (DACH platinum). Ainsi, lorsqu’une tumeur présentait une résistance à la première génération des platines, tel le cisplatine, elle n’en présentait pas au DACH platine.
Ce produit n’a pas fait la carrière qu’il méritait, peut-être en raison d’une certaine précipitation de la part de Georges Mathé qui avait constaté qu’il était difficile de le solubiliser dans l’eau ou le sérum et que les tentatives d’y parvenir n’étaient pas assez efficaces pour autoriser son emploi clinique. Cependant, il reviendra à cette molécule, dans les années 80, en étudiant, dans son Institut, avec Masazumi Eriguchi, Haïm Tapiero et Huynh Thien Duc, son intérêt exceptionnel dans le traitement de la leucémie aiguë myéloïde.
Si le malonatoplatine n’a pas franchi les études cliniques, l’histoire de ce produit ne s’arrête pas là; Georges Mathé se rendait souvent au Japon où il avait nombreuses relations dans les milieux de la synthèse chimique. Il demanda au chimiste Yoshinori Kidani et aux experts de l’entreprise Tanaka Kinkinzoku Kaka spécialisée dans les métaux lourds, de sélectionner un platine à structure cyclique comme celle du malonate, mais dont la solubilité serait satisfaisante. Ils lui donnèrent à choisir parmi une dizaine du produit de cette famille du DACH et, avec Yoshinori Kidani et Mazasumi Eriguchi, il étudia un composé de structure voisine de celle du malonate, l’oxalatoplatine. Celui-ci se révéla très soluble, peu toxique et actif sur des tumeurs très variées notamment sur celles des tumeurs de l’appareil digestif. Aussi bien sur les modèles expérimentaux qu’en application thérapeutique humaine, son action était potentialisée par l’association de 5-fluoro-uracile et d’acide folinique, décrite par David Machover.
Georges Mathé a révélé, en 1985, l’efficacité de l’oxalato-platine sur la plupart des tumeurs ; comme le malonate-platine, celui-ci ne présente pas de résistance croisée avec le cis- et le carbo-platine. Sa solubilité est parfaite et sa tolérance bonne. Aujourd’hui, ce produit est devenu l’un des piliers de la chimiothérapie des cancers digestifs, notamment du colon. C’est l’un des cytotoxiques les plus utilisés et il connait le succès que Burchenal aurait mérité avec le malonate.
Georges Mathé coopéra aussi avec les deux frères Eriguchi sur une optimisation des chimiothérapies. Il recherchait, depuis la fin des années 70, une synergie entre différentes molécules destinée à accroître l’effet antitumoral. C’est ainsi que David Machover mettra au point une association entre un cancérostatique analogue de l’uracile, une des bases de l’ARN, le 5-fluorouracil auquel il avait ajouté une substance potentialisatrice métabolique appartenant à la famille des folates. Et l’association des deux produits aboutit à une synergie inattendue.
Georges Mathé constatera que le second produit associé par Machover au 5-fluorouracile, l’acide folinique, élevait le nombre des cellules immunologiquement compétentes. L’acide folinique est le métabolite actif de l’acide folique ; on l’utilisait couramment comme antidote du Méthotrexate pour en neutraliser les effets toxiques sans réduire en les effets thérapeutiques. Les premiers essais cliniques avaient confirmé les résultats expérimentaux en montrant la supériorité de cette combinaison sur le 5-fluoro-uracile administré seul.
Plus tard, Georges Mathé tentera d’obtenir une synergie anticancéreuse supplémentaire en ajoutant l’oxalato-platine à ces deux produits et obtiendra en laboratoire, un résultat remarquable que David Machover répétera chez l’homme avec succès dans les années 80.
Georges Mathé a également travaillé avec Pierre Potier sur des extraits de Vinca Rosea, la pervenche de Madagascar. Depuis le début des années 70, il coopérait en effet avec celui-ci, l’un des meilleurs artistes de la chimie végétale, directeur du laboratoire des substances naturelles du CNRS à Gif-sur-Yvette, dont il partageait pleinement la devise « il faut oser ». Ce grand chercheur travaillait sur des plantes exotiques dont il explorait avec passion les sucs et les sécrétions, extrayant les alcaloïdes secondairement modifiés par hémi-synthèse. C’est ainsi qu’il put extraire de Vinca Rosea, la pervenche de Madagascar, des alcaloïdes qui s’avérèrent particulièrement nocifs pour la cellule en situation de mitose, laquelle représente un des moments les plus importants du cycle cellulaire. Mathé utilisait depuis le premier essai clinique, la vinblastine et la vincristine sur les lymphomes et les leucémies. Ces deux produits qui avaient marqué les années pionnières de la chimiothérapie anticancéreuse, agissent par inhibition de la polymérisation de la tubuline du fuseau. Ils n’avaient pas élargi leurs indications avec le développement de la chimiothérapie des cancers. Pierre Potier prépara ensuite, par extraction et synthèse partielle, la vinorelbine que Mathé trouva, dans les années 80, plus efficace que les deux précédentes, avec lesquelles elle ne présentait pas de résistance croisée.

 

 

De le rémission à la guérison

Depuis le début des années 50, l’œuvre de Georges Mathé avait obéi à une logique interne entièrement tournée vers la thérapeutique du cancer. On venait d’obtenir les premières rémissions complètes dans la leucémie aigue lymphoide (LAL), mais toujours suivies de rechutes. Mathé avait compris que la curabilité de la maladie, quelque soit son expression (leucémie, lymphome, tumeur solide) nécessiterait trois étapes : d’abord, comprendre l’histoire de la maladie soumise à un traitement chirurgical, physique ou médical ; ensuite déterminer une stratégie permettant de réduire le plus possible la population tumorale résiduelle en associant la chirurgie, la radiothérapie, la chimiothérapie ; enfin détruire ou neutraliser la dernière cellule, la difficulté étant de s’attaquer à la maladie lorsqu’elle n’avait plus d’expression clinique ou biologique.
Pendant des années, Georges Mathé a amélioré le criblage (screening) cancérostatique de Joseph Burchenal, en multipliant les modèles cellulaires ou tumoraux pour ajouter au système initial de reconnaissance d’un effet cancérostatique, des tests virostatiques et des modèles d’immuno-modulateurs. En effet, les cellules des malades en rémission étaient moins sensibles aux médicaments qui avaient précédemment induit les premières rémissions, qu’elles ne l’avaient été à leur première série d’application. On en déduisit que ces cellules résiduelles de la population antérieurement traitée, portaient des anomalies déterminant la résistance aux premiers traitements. Un autre mécanisme de l’insensibilité de la maladie résiduelle réside dans leur état de latence, c'est-à-dire une situation de quiescence métabolique. La chimiothérapie n’agissant que sur les cellules en division, et donc métaboliquement actives, ne les atteint pas.
En réalité, depuis les années 60, le concept nouveau « d’éradication de la dernière cellule maligne » dominait tous les autres, et c’est pour l’atteindre que Georges Mathé diversifia tant ses activités. Ce concept est né de l’état de rémission complète des leucémies de l’enfant. Quelque soit le moyen par lequel cet état était acquis, la suspension du traitement était inéluctablement suivie d’une rechute. Deux hypothèses pouvaient expliquer cette rechute, la récidive par transformation de cellules normales encore présentes, ou, plus probablement, la reprise de croissance de cellules leucémiques résiduelles. Le problème se posait également pour les tumeurs solides quoique avec de moindres risques de récidive.
On pouvait s’interroger sur le statut métabolique de ces cellules, si elles étaient quiescentes, elles étaient présentes, résistantes à la chimiothérapie, et susceptibles de reprendre, à tout moment, leur activité proliférante. En phase proliférante, elles étaient théoriquement sensibles à la chimiothérapie et susceptibles de prolifération rapide si elles devenaient résistantes. On pouvait également envisager un statut mixte avec des éléments quiescents et d’autres proliférant.
La stratégie thérapeutique de « maintenance » de l’état de rémission complète qu’on espérait voir évoluer en guérison complète dépendait du statut métabolique de la population cellulaire résiduelle. Georges Mathé avait démontré en 1966 sur la leucémie aiguë lymphoïde (LAL) de l’enfant que la prolongation de la chimiothérapie d’induction ou son intensification suivie d’une immunothérapie active ne permettait pas d’atteindre la guérison. Une phase de chimiothérapie d’entretien prolongée, moins agressive, était nécessaire afin de détruire progressivement la plupart des cellules et que les autres finissent par l’être grâce aux défenses naturelles du patient.
Les analyses de Georges Mathé concluaient au statut mixte de la population résiduelle et que dans tous les cas, la stratégie de traitement des leucémies aïgues lymphoblastiques (LAL) reposerait sur la succession de l’induction, puis de la maintenance, avant une phase éventuelle d’immunothérapie. Pour d’autres tumeurs, plus résistantes aux traitements d’entretien, l’immunothérapie adoptive par greffe de moelle allogénique restait un élément stratégique important. L’adaptation des stratégies aux tumeurs démontrait que le concept de la dernière cellule restait valable.

Pour détruire ou neutraliser la dernière cellule maligne, Georges Mathé pensait, depuis les années 50, pouvoir réussir un jour à rationaliser des stratégies complexes articulant les différents moyens de la combattre : l’hormonothérapie pour les tumeurs hormonodépendantes, la chimiothérapie pour les tumeurs chimio-sensibles, la radiothérapie corporelle, l’immunothérapie adoptive, passive avec l’utilisation des anticorps monoclonaux, dans le but de mettre au point l’arrangement optimal pour atteindre la guérison. Cette vision prémonitoire a pris corps aujourd’hui.